FRIEDRICH Caspar David, Le voyageur contemplant une mer de nuages, vers 1817

Caspar David FRIEDRICH, Der Wanderer über dem Nebelmeer [Le voyageur contemplant une mer de nuages], vers 1817, huile sur toile, 94,8 × 74,8 cm, Hamburger Kunsthalle.
Œuvre dans le domaine public © Steven Zucker, Smarthistory (photographie sous licence CC BY-NC-SA 2.0)
« […] ce tableau est plutôt inhabituel dans l’œuvre de Friedrich : d’une part, il s’agit de l’un des rares tableaux au format vertical de sa main, d’autre part, Friedrich a rarement placé un individu unique aussi grand et aussi visible au centre d’une composition picturale. Alors que l’histoire de la réception témoigne de la façon dont de nombreux spectateurs tentent encore aujourd’hui de se projeter dans le personnage du voyageur, Friedrich ne s’est probablement pas préoccupé en premier lieu d’une telle identification. Il nous montre une figure de dos dont l’emplacement ne nous est pas facilement accessible. De plus, nous ne savons pas ce que le randonneur regarde. Au lieu de pouvoir profiter sans entrave du majestueux paysage de montagne, nous regardons un observateur. C’est donc avant tout à une réflexion sur le regard que nous invite le voyageur de Friedrich. » Johannes Grave
Comme dans un miroir convexe, tout un ensemble de principes romantiques fondamentaux se concentre dans le tableau : l’expérience des sommets, la communion avec la nature et le sentiment de solitude qui y est lié, et enfin les conditions subjectives de la contemplation, qui sont inscrites d’une manière particulière dans le tableau. Tout cela est incarné par la figure masculine de dos, qui constitue le centre du contenu et de la composition de l’œuvre. L’axe vertical central est souligné par l’homme debout, et les flancs de la montagne qui descendent des deux côtés vers le centre sont également orientés vers lui. A travers ce personnage vu de dos, Friedrich a trouvé une forme particulièrement expressive pour représenter le thème de l’expérience subjective de la nature.
L’homme, qui est identifié comme citadin par ses vêtements et qui s’est rendu dans la nature pour en faire l’expérience esthétique, a atteint le sommet. Il s’arrête pour apprécier la vue qui s’offre à lui. Devant ses yeux se déploie un paysage de moyenne montagne rythmé par des montagnes imposantes et accentué par des nappes de brouillard. Mais nous regardons moins ce paysage pour lui même que parce que nous le percevons par-dessus l’épaule de la personne qui l’observe. Friedrich a ainsi fait de la vision le véritable sujet du tableau. Les quelques dessins préparatoires conservés ne concernent que des parties du tableau.
Ainsi, l’artiste a emprunté le socle rocheux sur lequel se tient la figure masculine, aussi immuable que statuaire, à un dessin qu’il avait réalisé le 3 juin 1813 dans la Suisse saxonne, lors de l’ascension de la couronne impériale. Un trait vertical sur le bord gauche de la feuille, que Friedrich a annoté, souligne l’importance de son expérience subjective du regard dans la nature pour la transposition de sa perception de l’espace au sein du tableau […]. »
Caspar David Friedrich révolutionne la représentation du paysage en dépassant la simple imitation du réel pour lui conférer une portée poétique et spirituelle. Il prend en compte et exploite pour cela « l’œil de l’esprit » , (expression utilisé par Friedrich explicitée dans L’Œil de l’esprit. Caspar David Friedrich et le romantisme allemand, dirigé par Jean-Noël Bret et Laure Cahen-Maurel) qui traduit sa volonté de transcender la matérialité du monde visible afin d’en révéler une dimension plus profonde et de susciter une expérience introspective. Il ne cherche pas à représenter fidèlement la nature, mais à en extraire une essence sublime, une force invisible qui dépasse le pittoresque traditionnel.
Cette démarche s’inscrit dans une esthétique romantique où la nature devient un espace de méditation et de révélation. Friedrich rejoint ainsi la pensée de Novalis, qui définit le processus de « romantisation » comme une manière de « donner au banal un sens élevé, à l’ordinaire un aspect mystérieux ». Loin d’être un simple décor, le paysage chez Friedrich est un véritable miroir de l’âme, un lieu où l’homme peut se confronter à l’infini et à sa propre intériorité.
L’artiste développe une stratégie picturale qui place le spectateur dans une posture de contemplation active. Il ne s’agit pas seulement de regarder un tableau, mais de vivre une expérience esthétique qui engage la pensée et les émotions. Dans Le voyageur contemplant une mer de nuages, le spectateur est invité à s’identifier au personnage vu de dos et à partager son expérience contemplative.
Friedrich a pour ambition tel qu’il l’exprime lui-même de « toucher l’esprit et susciter des pensées, des sentiments et des émotions chez celui qui regarde » est « peut-être la plus grande chose dont un artiste est capable ». Cette interaction entre l’œuvre et le spectateur confère à la peinture une dimension quasi métaphysique, où l’art devient un moyen d’élévation spirituelle.
Enfin, la nature chez Friedrich n’est pas un simple motif décoratif, mais un espace de révélation du sublime. Elle incarne une force presque divine, au-delà du tangible, à travers une immensité qui dépasse l’homme et le confronte à ses propres limites. Cette conception rejoint les théories esthétiques du sublime, notamment celles développées par Edmund Burke et Emmanuel Kant, qui voient dans l’expérience du sublime une confrontation entre l’homme et une grandeur qui le dépasse, suscitant à la fois admiration et vertige. Friedrich inscrit ainsi son œuvre dans une tradition où la nature devient un lieu de transcendance, un espace où l’homme peut entrevoir l’infini et interroger sa propre existence.
Clément Chervier – Avril 2025 (à partir de différents articles et notamment pourquoi-les-toiles-melancoliques-de-friedrich-continuent-de-nous-toucher-tant